De la traduc

chez les trousduc !

 

 

 

« On trouve dans le troisième Manuscrit un passage dont je vais citer la traduction à partir de la page 119. Ce passage s’intitule “ Pouvoir de l’argent dans la société bourgeoise ”. Il s’agit d’une critique de l’ensemble de la société bourgeoise. Critique que l’on aurait appelée, dans ma jeunesse, “ critique morale ” et que l’on appelle, aujourd’hui, “ critique existentielle ”. Cette critique existentielle ou existentialiste tourne autour des deux concepts chers à Gabriel Marcel : l’être et l’avoir. Cette critique de la société bourgeoise et de l’argent présente le caractère suivant qui n’est pas très original : la société bourgeoise se définit comme une société où tout s’achète et où tout se vend. Les relations d’avoir se substituent aux relations d’être qui sont en quelque sorte les relations authentiques. »

 

(Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Le livre de Poche, Éditions de Fallois, 2002, pp. 180-181.)

 

Voilà ce qu’un Raymond Aron pouvait dire en 1962, en plein cours à la Sorbonne. La critique n’est pas très originale. Gasp ! Mais quand on est un homme de la trempe de Debord, on ne s’arrête pas aux considérations d’un Aron qui n’était même pas marxiste. Faut vraiment être con pour ne pas être marxiste. M. Debord avait la science prolétarienne infuse. Ce qui est certain, c’est que M. Aron était un vrai ashkénaze. Il maniait l’allemand avec plus de brio que M. Bartleby, même s’il ne lisait pas quelques belles pages de Brecht tous les soirs avant de s’endormir (Brecht était un enculé, il brûle pour l’éternité en enfer avec Staline.) Il suffit de voir comment il remonte les bretelles à Molitor * pour ses erreurs de traduction, qu’il n’hésite pas à qualifier d’absolument délirantes par endroit. L’imbécile aux pieds plats Lebovici, qui ne s’abaissait certainement pas plus que Debord à lire Raymond Aron, reprend, en 1981, les Œuvres philosophiques de Marx dans la traduction de Molitor. Nouvelle édition revue et augmentée par Jean-Jacques Raspaud. Et le Raspaud de préciser en début d’ouvrage : « La traduction (…) présentait ici et là quelques incohérences : nous nous sommes bornés à en rétablir le sens exact en la confrontant au texte allemand de l’édition Dietz tout en lui laissant sa couleur propre pour n’en pas briser l’unité, et à traduire les rares passages omis que l’on retrouvera en fin de chaque volume. » Sans bien sûr préciser (par des notes par exemple), où se situaient les incohérences et comment le sens exact a été rétabli. Cela dit l’ouvrage en deux volumes est très joli. Il trône dans toutes les chaumières situationnistes et devait faire, à l’époque, un très joli cadeau de Noël. C’est ce qu’on appelle de l’édition à l’esbroufe et à l’épate-gauchiste.

Encore plus amusant. Dans le volume II de ce magnifique ouvrage (Karl Marx, Œuvres philosophiques, Éditions Champ Libre, 1981) on commence par une note des éditeurs où l’on peut lire : « Le manuscrit “ L’Économie politique et la philosophie ”, que nous publions ici pour la première fois (…) » Les éditeurs utilisent probablement la technique de Rimbaud : le dérèglement de tous les sens. La phrase peut, en effet, vouloir dire que les Éditions Champ Libre publient le manuscrit pour la première fois, ce qui nous fait de belles jambes. Elle peut aussi vouloir dire que Les Manuscrits de 1844 n’ont jamais été publiés et que Champ Libre les publie pour la première fois. Comme s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’édition des Éditions sociales, dont M. Aron nous dit (en 1962) qu’elle a été publiée récemment. Présentation, traduction et note de Émile Bottigelli. L’édition de référence est celle de 1972. En fait les éditeurs Champ Libre veulent certainement dire que tout ce qui a été publié avant eux est de la merde et qu’enfin ils publient eux-mêmes ces fameux Manuscrits. Or il se trouve que M. Aron ne tarit pas d’éloges sur la traduction de M. Bottigelli qu’il déclare excellente : « bonne traduction, faite avec grand soin, comportant une explication des termes employés, et ayant adopté un vocabulaire bien défini et constant, ce qui est la condition première d’une bonne traduction **. » Par exemple quand M. Bottigelli utilise le terme aliénation à la page 56, il précise en note : « Marx utilise ici le terme Entfremdung. Mais il utilise aussi avec une fréquence presque égale, celui de Entaüsserung. Étymologiquement, le mot Entfremdung insiste plus sur l’idée d’étranger tandis que Entaüsserung marque plus l’idée de dépossession. Nous avons pour notre part renoncé à tenir compte d’une nuance que Marx n’a pas faite puisqu’il emploie indifféremment les deux termes. Hegel ne faisait pas non plus la différence et il nous a semblé inutile de recourir au procédé de M. Hyppolite qui a créé dans sa traduction de la Phénoménologie, le mot extranéation. Là où Marx, pour insister, utilise successivement les deux termes, nous avons traduit l’un des deux par dessaisissement. Quand Marx utilise l’adjectif entfremdet, nous avons traduit, lorsque c’était possible, par rendu étranger. Mais le terme aliéné n’a pas été réservé pour rendre uniquement entaüssert. » Plus loin, page 81, Marx parle de « cet homme qu’ils réduisent à un monstre ». M. Bottigelli ajoute en note : « Marx emploie ici l’expression Unwesen. Le terme est la négation de Wesen qui signifie à la fois essence et être. Nous choisissons de traduire par monstre, ce qu’implique la pensée de Marx, mais qui nous oblige à renoncer à la violente opposition Wesen-Unwesen si caractéristique de son style. Nous ne pensons pas devoir retenir la traduction « quelque chose d’inessentiel » adoptée par l’édition anglaise. »

Conclusion : les Éditions Champ Libre étaient une bande de charlots feignasses et prétentieux qui n’arrivaient même pas à la cheville des Éditions socialiniennes. Lustucru ?

 

 __________________

 

*   Les Œuvres complètes de Karl Marx, traduites par J. Molitor, sont parues à Paris chez Alfred Costes, de 1923 à 1947.

**  Et ce que ne fait pas M. Molitor. « On peut, à mon avis, formuler deux reproches à l’égard de cette traduction. [Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux.] Si Marx emploie le même mot, le traducteur doit l’imiter parce que cette répétition ne signifie pas que, lorsqu’un auteur emploie le même mot pour qualifier la conscience et la réalité, le traducteur s’arroge le droit d’employer deux mots différents. La répétition du mot est fondamentale et l’essentiel de la signification se perd si on emploie deux termes distincts. De plus Marx ne dit exactement ni  erroné  ” ni  faux ”, il dit verkhert, ce qui veut dire quelque chose comme  renversé ” ou  inversé ”,  à l’envers ”,  sens dessus dessous ”. » (Raymond Aron, op. cit, pp. 74-75.)

Maximilen Rubel, avec la collaboration de Louis Evrard et Louis Janover, traduit comme M. Aron le préconise : « Cet État, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé.  » (« Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » in Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1996, p. 89.) Marianna Simon dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, «  Connaissance du marxisme 3 », 1971, pp.51 et 53 (édition bilingue), donne : «  Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l’envers, parce qu’ils sont un monde à l’envers.  » J’ignore ce que nous dit Albert Baraquin dans sa traduction de 1975 aux Éditions sociales car je n’ai pas pu me procurer l’ouvrage. Évidemment les Éditions Champ Libre reprennent le texte de Molitor (vol. I, p. 59) sans en changer un iota.

 

***

 

Il reste maintenant à examiner les conséquences de ces belles pratiques chez les divers épigones et successeurs des Éditions Champ Libre. Puisque l’on parle de successeur, commençons tout de suite par Lorenzo Valentin Lebovici, le fils de Gérard Lebovici. Après la mort de celui-ci, Lorenzo Valentin fonde les Éditions Ivrea en reprenant le fond des Éditions Gérard Lebovici/Champ Libre et en y ajoutant la publication de nouveaux ouvrages. En 1993 les Éditions Ivrea publient L’Éthique de Spinoza, précédée d’une « Note sur la présente édition » :

 

« La traduction de Guérinot a paru aux Éditions d’art Édouard Pelletan en 1930. Cette édition, au tirage strictement limité, est devenue très rapidement introuvable. Elle n’avait, jusqu’à ce jour, jamais été rééditée, encore qu’elle eût été largement utilisée, et que d’importants spinozistes s’y réfèrent dans leurs études.

Plusieurs traductions sont actuellement disponibles : Roland Caillois (1954), Bernard Pautrat (1988), Robert Misrahi (1990) ; la plus courante restant celle de Appuhn parue en 1906, et révisée en 1934.

Guérinot se distingue par le choix qu’il fait de la langue, celle du XVIIe siècle, dans sa pureté. Le texte original est rendu avec une précision et une simplicité incomparables. La cohérence de l’œuvre est restituée avec une sorte de densité lumineuse. Guérinot sait mieux que tous traduire, dans sa rigueur syntaxique, la liberté à laquelle atteint la pensée de Spinoza. Le français classique recréé par Guérinot correspond, dans son objectivité, au latin de Spinoza. L’un et l’autre se déploient avec la même évidence et le même temps vers la fin poursuivie.

Nous remettons à la disposition du lecteur cette version à ce point accordée avec son original que, la plus belle, elle était aussi devenue la plus rare. »

 

M. Guérinot traduit en 1930 L’Éthique de Spinoza dans la langue du XVIIe siècle. On reconnaît immédiatement le style viole de gambe et canonnade dans la montagne cher à Debord. Et les Éditions Ivrea d’ajouter : « Le français classique recréé par Guérinot correspond, dans son objectivité, au latin de Spinoza. L’un et l’autre se déploient avec la même évidence et le même temps vers la fin poursuivie. » M. Roland Caillois, dans la notice qui précède sa traduction (Spinoza, L’Éthique, Gallimard, coll. Idées, 1967 p. 11), fait tout de même quelques précisions :

 

« Parmi les traductions, je me suis particulièrement inspiré de celle qu’a publiée M. Guérinot en 1930 1. C’est un travail remarquable par la précision du style et presque toujours par la précision du vocabulaire. Malheureusement j’estime que l’archaïsme voulu de son style risque parfois de tromper le lecteur. M. Guérinot a réussi le tour de force de suivre l’ordre latin sans déplacer le moindre adverbe ; mais Spinoza écrit en latin pour se faire comprendre, il n’est pas Cicéron. De même sa traduction me paraît trop littérale, ce qui peut aller jusqu’au contresens philosophique. »

 

1. L’Éthique, éd. Édouard Pelletan, 1930, introduction de Léon Brunschvicg. — Je n’ai pas hésité à emprunter à cette excellente traduction de nombreuses expressions là où je ne pouvais mieux faire.

 

Tel père, tel fils.

Dans l’excellent ouvrage de M. Kostas Papaioannou, De Marx et du marxisme, Gallimard, 1983, on peut lire aux pages 125 et 126 ces quelques lignes pleines de sens :

 

« Marx sera reconnaissant à Feuerbach d’avoir mis la critique de la religion au centre de l’intérêt philosophique : “La critique de la religion, dit-il est la condition de toute critique.” Mais bien qu’elle soit le modèle de toute critique de la culture, la critique de l’économie politique y compris, la critique de l’aliénation religieuse a chez Marx une signification secondaire. “L’aliénation religieuse, dira Marx contre Feuerbach, ne s’opère que dans le domaine de la conscience, dans le for intérieur de l’homme, mais l’aliénation économique est celle de la vie réelle : sa suppression s’étend par conséquent à l’une et à l’autre.”

Cette distinction entre ces deux types d’aliénation est fondamentale. Tout d’abord, l’aliénation religieuse, et plus généralement l’aliénation spirituelle, est pour Marx un pur résultat de l’aliénation économique : la suppression de celle-ci entraînera immanquablement la disparition de celle-là. Ensuite, ce qui est plus important, seule l’aliénation économique représente aux yeux de Marx une étape nécessaire de la réalisation humaine, un enrichissement réel de l’être humain. Ici la négation de l’aliénation a le double aspect dialectique de suppression et de conservation. En revanche l’aliénation “idéologique” n’a aucun rapport avec la véritable essence de l’homme ; l’ensemble de la “vie idéelle” doit être dénoncé et rejeté comme une forme purement illusoire de l’existence humaine : ici la négation de l’aliénation perd son sens dialectique et devient synonyme d’anéantissement pur et simple. »

 

Le terme Aufhebung en allemand peut donc avoir le sens dialectique de suppression et conservation, et il est en général traduit, dans ce sens, par dépassement, assomption, voire « sursomption ». Dans le sens non dialectique du terme, il sera traduit par abolition, suppression.

Or si l’on prend, en allemand dans le texte, la phrase suivante extraite de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel :

 

« Die Aufhebung der Religion als des illusorischen Glücks des Volkes ist die Forderung seines wirklichen Glücks. »,

 

pour la comparer aux différentes traductions que nous avons à notre disposition, nous obtenons ceci :

 

« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est l’exigence de son bonheur véritable. » (Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, « Connaissance du marxisme 3 », 1971, p. 53. Traduction de Marianna Simon.)

 

« Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. » (« Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » in Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1996, p. 90. Traduction de Maximilen Rubel, avec la collaboration de Louis Evrard et Louis Janover.)

 

« Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. » (Karl Marx, Œuvres philosophiques, Champ Libre, 1981, vol. I, p. 59. Molitor).

 

Nous disposons encore d’une quatrième traduction. Il s’agit de l’édition bilingue que des petits cons de debordiens ont mis en ligne sur Internet : On lira la déclaration pompeuse et pompante, modestement intitulée « Principes éditoriaux », en haut de la page de ce site. Pour traduire la phrase en question ils nous donnent :

 

« Le dépassement de la religion comme bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son bonheur réel. »

 

C’est ce qui s’appelle mettre les pieds dans le plat. Las ! Ces messieurs auraient dû mieux lire Kostas. Ils se piquent même d’une note explicative pour indiquer ce qui les a guidés dans leur traduction :

 

« Dans la mesure du possible, on a suivi pour cette traduction le conseil tendancieux que Marx donnait à la critique allemande : “ Son pathos essentiel est l’indignation, et son travail essentiel la dénonciation. ” Quant au contenu lui-même, il méritait malgré tout qu’on le revisitât : pour éliminer les quelques contresens et imprécisions qui avaient résisté aux efforts plus que centenaires d’une demi-douzaine de traducteurs par ailleurs méritants ; et à tout le moins pour tenter de le remettre en son mouvement propre. On nous pardonnera aussi les quelques outrances juvéniles qui sont de fait le plus souvent propres à la tendance subjective de l’auteur (il avait alors 25 ans) et donnent la mesure de son enthousiasme à exposer ici non pas des hypothèses, mais bien les fermes résultats des plusieurs années de travail qui l’amenaient là. »

 

« Éliminer les quelques contresens et imprécisions qui avaient résisté aux efforts plus que centenaires d’une demi-douzaine de traducteurs par ailleurs méritants. » ! Ces messieurs ne manquent pas d’air. Ils ont fait leurs études à l’école de Debord et Lebovici, l’école du culot.

 

Karl von Nichts, novembre-décembre 2005.

 

***

 

ANNEXES

« Il existe, d'une manière nettement plus tranchée qu’autrefois, diverses sortes de livres. Beaucoup ne sont même pas ouverts ; et peu sont recopiés sur les murs. Ces derniers tirent précisément leur popularité, et leur pouvoir de conviction, du fait que les instances méprisées du spectacle n’en parlent pas, ou n’en disent que quelques pauvretés en passant. Les individus qui devront jouer leurs vies à partir d’une certaine description des forces historiques et de leur emploi ont, bien sûr, envie d’examiner par eux-mêmes les documents sur des traductions rigoureusement exactes. »

 

(Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle », Champ Libre, 1979, pp. 10-11.)

 

« Le rôle du traducteur doit être, chaque fois que c’est possible, d’améliorer le texte. »

 

(« Guy Debord à Jean-Pierre Baudet, 10 août 1985 », in Jean-François-Martos, Correspondance avec Debord, Le fin mot de l'Histoire, 1998, p. 200.)